J’étais
ressortie assez ébranlée du bureau de la directrice de Ste-Marie. J’étais venue
pour inscrire mon fils Tommy qui allait y faire son entrée en sixième. Et voilà
que Sœur Marie-Joseph, autour d’un café qu’elle m’avait offert de déguster,
avait su cerner en moi mes doutes existentiels et révéler des envies enfouies
si profondément en moi que je les avais pratiquement oubliées.
Ni plus
ni moins Sœur Marie-Joseph me permettait d’accéder à un rêve de jeunesse mis à
l’époque, sinon entre parenthèses, du moins en arrêt prolongé : pouvoir
travailler dans la recherche et surtout m’y épanouir.
Sa
proposition m’avait laissée sans voix. Mais bien vite l’enthousiasme avait pris
le dessus. D’un extrême, j’étais en, quelques secondes, passée dans l’autre.
Heureusement la directrice avait su brider instantanément mon euphorie et
canaliser mes ardeurs.
Je me
projetais déjà dans mon nouveau plan de carrière et mes futures fonctions,
mettant en quelque sorte la charrue avant les bœufs.
Sœur
Marie-Joseph, en bonne pédagogue à la psychologie fine, m’avait refait toucher
Terre très rapidement en un cinglant sermon, chose que je ne lui connaissais
pas. En quelques mots, elle m’avait dressé le schéma de ce qui pourrait devenir
mon quotidien pour l’année à venir. Libre à moi de m’y glisser dedans.
J’avais
une semaine pour réfléchir et accepter ou non sa proposition. Une proposition
qui était à tiroir et évolutive : suivre une terminale C à Ste-Marie. Une
condition toutefois, intégrer dès le mois d’août les cours de vacances afin d’y
faire jauger mon niveau actuel et tester ma capacité à reprendre des études.
Durant ce mois d’évaluation, je pouvais à tout moment interrompre l’expérience
de mon propre chef.
Mais à
mes yeux cela aurait représenté un aveu d’échec, donc de faiblesse. J’étais
déjà une femme de devoir à l’époque et je savais que rien ne pourrait venir à
bout de mon obstination si je voulais atteindre le but que je m’étais fixé.
De même
l’équipe enseignante de Ste-marie pourrait refuser mon admission en classe de
terminale si je n’avais pas le niveau requis.
J’en
étais donc arrivée à plusieurs constats. Il me faudrait mettre un bon coup de
collier durant ce mois d’août. Si tant est que je sois apte à continuer à la
rentrée, je savais qu’aucun relâchement ne me serait permis. Et surtout
l’examen du bac était au bout de ce long tunnel. Sans être une banale et bête
carotte, le bac allait être pour moi un objectif motivant dont je comprenais
toute l’importance.
Je savais
qu’il n’y aurait pas de mise en chauffe progressive. Il me faudrait être au
taquet et dans le bain tout de suite, un bien beau challenge !
En une
nuit ma décision était prise. Je voulais tenter l’expérience. Restait à
convaincre mon mari et aborder le sujet avec les enfants.
Mon mari,
que j’avais pensé être le moins favorable fut rapidement conquis par l’idée. Il
voyait bien que depuis notre retour en France je m’ennuyais. Il saisit vite
l’épanouissement que je pourrais trouver dans ce projet.
Les
enfants, par contre, furent plus sceptiques. Ils ne comprenaient pas que leur
maman puisse reprendre des études : une maman, ça ne va pas à l’école !
Ils pensaient, à juste raison d’ailleurs, que j’allais être beaucoup moins
disponibles pour eux.
Et puis
surtout, comble du catastrophisme, il nous fallait revoir nos plans de vacances
dans l’urgence. J’avoue que devoir tirer un trait et dire adieu à la
perspective d’un séjour sur les bords de la Méditerranée n’était pas une idée
enchanteresse.
Il fallut
toute la finesse et la persuasion de mon mari pour les convaincre qu’ils
seraient sans moi dans le sud la France mais que le séjour aurait la même saveur.
Ma fille était grande, elle pourrait aisément s’occuper de son frère. Quoi de
mieux pour que ces deux-là commencent à s’émanciper.
C’était
donc décidé avec l’assentiment de toute la famille.
Je
pouvais maintenant accéder en toute quiétude et surtout avec l’esprit libéré à
la proposition de Sœur Marie-Joseph. Rendez-vous fut donc pris afin d’aller
officialiser cela et concrétiser mon inscription à Ste-Marie.
Bien sûr
mon mari m’accompagnait.
Nous
fûmes introduits par la Sœur portière dans le bureau de la directrice.
– Bonjour M.
Farell, bonjour Madame.
Nous deux
répondant à l’unisson:
– Bonjour
ma Sœur.
– Deux
inscriptions en une semaine pour la famille Farell, sourit Sœur Marie-Joseph…
Je suis heureuse de vous avoir conseillée au mieux Madame…
– Oui ma
Sœur. Comme je vous l’ai déjà expliqué au téléphone, ma décision est prise…
Notre décision j’oserai même dire… Nous l’avons prise en famille.
Sœur
Marie-Joseph renouvela le projet tel qu’elle me l’avait déjà présenté la
dernière fois que nous nous étions vues, à l’occasion de l’inscription de
Tommy.
Mais
cette fois-ci, c’était à l’intention de mon mari assis à mes côtés. Il
s’agissait de repréciser le calendrier : Cours de vacances, Terminale,
Bac… Je lui avais également apporté mon dossier scolaire d’antan, du moins ce
qu’il restait en ma possession.
Elle en
prit rapidement connaissance.
– Bien,
je constate que du point de vue administratif rien ne s’oppose à votre accueil
parmi nous.
Se
tournant vers mon mari :
– M.
Farell, je vous remercie de vous être libéré d’un emploi du temps que je sais
chargé pour épauler l’admission de votre épouse chez nous. Même si madame est
majeure vous connaissez notre mode de fonctionnement, tout élève doit dépendre
d’un référent ou tuteur. Vous comprenez alors pourquoi votre présence
aujourd’hui est indispensable.
Sans que
cela ne m’agace, je trouvais tout d’un coup l’attitude de la directrice un peu
étonnante à mon égard. En fait je n’avais pas le moins du monde pensé à ces
subtilités. Il me semblait qu’être une femme mariée et mère de famille pouvait
m’autoriser à rester maîtresse de moi-même.
Et il y
avait tout un tas de choses auxquelles je n’avais pas pensé dans la perspective
de mon inscription à Ste-Marie et tout un tas de questions que je ne m’étais
pas posé. C’est mon mari qui répondit :
– Ma
Sœur, vous avez tout à fait raison.
Sœur
Marie-Joseph renchérit :
– M.
Farell, je vous fais remarquer que c’est Madame qui est tutrice de votre fille
et bientôt de votre fils. Je vous rassure, rien ne s’oppose à ce qu’elle puisse
le rester. Il me semble bien que ce sont vos fréquentes absences liées à votre
travail qui avaient dicté ce choix. Toutefois lorsque vous ne serez pas
présent, il faudrait qu’une personne de substitution soit nommée en ce qui
concerne le tutorat de Madame. Le cas va d’ailleurs se poser très rapidement…
il me semble que vous serez physiquement loin de chez vous durant la période
des cours de vacances au mois d’août prochain…
– Oui ma
Sœur répondit mon mari. Je pars avec les enfants sur les rives de la
Méditerranée.
– C’est
bien, ajouta la directrice… ils nous reviendrons plein d’énergie à la rentrée.
Sœur
Marie-Joseph poursuivit :
– M.
Farell, en pareil cas, pour un référent de substitution nous essayons de
trouver une personne disponible… Un voisin, une voisine, un parent…
Je me
risquai à un discret :
– Ma
Sœur…
Je n’eus
même pas le temps de terminer ma phrase que Sœur Marie-Joseph me coupa net.
Je
retrouvais là chez la directrice la même affirmation d’autorité que lorsque je
lui avais prêté des intentions de plaisanterie quand pour la première fois elle
m’avait proposé de rejoindre les rangs de Ste-Marie.
– Ce
n’est pas à vous que j’ai posé la question Madame, c’est de M. Farell que
j’attends une réponse.
Mon mari
tentant de venir à ma rescousse :
– Nous
prenons souvent nos décisions ensemble et de concert ma Sœur… Pour les voisins,
cela va être difficile… Nous les connaissons à peine… Quant à la famille, comme
vous venez de le souligner, je serai souvent absent…
–
M.Farell, il vous reste bien votre maman n’est-ce pas ? Je pense qu’elle
se fera un plaisir de se substituer à vous lors de vos absences… de reprendre
du service en somme, comme au temps où vous étiez élève chez nous.
C’est ça,
il ne manquait plus que ma belle-mère au milieu ! Non pas que nous ne nous
entendions pas, bien au contraire. Mais elle, c’était elle et moi, c’était moi.
Et tout était bien comme cela.
Je fis
mentalement le parallèle entre ce que pourrait représenter ma belle-mère
vis-à-vis de moi et l’expérience de moi-même avec à ma fille dans nos rapports
tuteur à élève. Ma belle belle-mère pourrait avoir accès à mon carnet de
correspondance et cette perspective ne me plaisait pas du tout.
Je ne
voyais pas en quoi mes résultats sauraient l’intéresser. Non pas que je n’avais
pas confiance en elle, ma belle-mère n’était femme du genre à cancaner. Mais à
36 ans, je supposais que mes notes ou progrès seraient personnels et ne la
regarderaient en aucune façon.
Je
m’aperçus que ce raisonnement découlait d’un certain manque de confiance en
moi. Je craignais inconsciemment ne pas être à la hauteur… voilà le problème.
Et je n’aurais voulu en aucun cas que quiconque le sache, surtout pas ma
belle-mère. Surtout que si jamais mes notes n’étaient pas celles espérées, il y
aurait fatalement les observations des professeures. Ces observations seraient
comme des jugements de ma personne, une intimité que je ne voulais partager
avec personne.
Il me
fallait me ressaisir. Je n’étais plus une gamine. Je savais me prendre en main
et orienter ma vie et mes projets de manière sérieuse et concrète. Et puis
l’équipe pédagogique saurait adapter ses appréciations, sans indulgence certes,
mais avec discernement.
En fin de
compte, ma belle-mère ne suivrait que le fil paisible et tranquille de ma
scolarité à Ste-Marie. Je la connais, elle saurait me pousser et m’encourager
dans mes progrès. Entre nous, se créerait peut-être une complicité que nous
n’avons jamais su tisser.
Débarrassées
de toute méfiance mutuelle, qui sait si nous de deviendrions pas complices
comme peuvent l’être deux femmes visant le même objectif. Je me perdais en
pensées, projections diverses et extrapolations plus ou moins imaginaires et
utopiques. Il me semblait que le temps avait été suspendu et pourtant seulement
quelques secondes venaient de s’écouler.
C’est à
nouveau mon mari qui reprit les choses en mains en s’adressant directement à
moi :
–
Christine, c’est juste pour dépanner… au cas où je ne serais pas là…
Sœur
Marie-Joseph trancha :
– Bien,
c’est donc acquis. C’est Madame votre mère, M. Farell qui sera désignée pour
vous suppléer… Cela sera un plaisir pour moi de la revoir lorsqu’elle viendra
signer son acceptation…
La
directrice me fixa gravement avec un regard dont se dégageait une autorité
naturelle mais bienveillante.
– Madame,
je voudrais avant de parapher votre convention, préciser quelques menus détails
concernant votre intégration à Ste-Marie. Vous commencerez donc le premier
lundi du mois d’août prochain. Vous n’aurez, comme c’est de tradition pour les
cours de vacances, qu’une professeure attachée à vous dispensez son savoir et
vous évaluer. Il faudra donc vous présenter à 8h précises à la Sœur portière.
En général, les cours ne sont assurés que le matin jusqu’à 13h, seule
l’évaluation en fin de première semaine peut en décider la prolongation
l’après-midi jusqu’à 17h. Rassurez-vous, en période de vacances les élèves sont
dispensés de porter la tenue règlementaire… Nous savons assouplir nos
exigences… Dans le même esprit, le port de bijoux, le maquillage ou le parfum
sont autorisés à condition d’être raisonnable… Vous verrez, l’ambiance de ces
cours de vacances est très détendue… Nous savons faire la différence entre
l’année scolaire régulière et les périodes de vacances… Attention, aucune
présentation négligée ne sera acceptée… Mais je sais, Madame, le sérieux que
votre âge vous garantit…
Une
nouvelle fois je m’étais emballée, sans trop réfléchir. Même pour moi, Sœur
Marie-Joseph ne pouvait pas transgresser les règles quasi-séculaires de
Ste-Marie. Elle ne rappelait après tout que le règlement dont il ne fallait pas
franchir les limites.
Mais ces
limites me paraissaient lointaines pour l’élève que j’allais être, une femme
mûre, mariée et mère de famille ; une femme qui avait du vécu, ça
comptait. Point n’était besoin pour moi de noircir le tableau.
D’ailleurs
Sœur Marie-Joseph venait de le préciser, en période de cours de vacances tout
était assoupli à Ste-Marie et adapté à la saison estivale. Je n’allais pas, à
36 ans, venir en paréo ou ceinte d’un top hyper moulant découvrant mon
nombril ! Et puis, le personnel de Ste-Marie saurait certainement me
conseiller. Après tout, les Sœur, bien qu’ecclésiastiques n’en étaient pas
moins femmes.
Il ne me
restait plus qu’à apposer ma signature au bas de la convention, convention
tripartite puisque outre ma signature, celles de la directrice et de mon mari y
étaient indispensables ; un avenant avec la signature de ma belle-mère
complèterait le dossier. J’étais la dernière, un peu tremblante, à parapher le
document.
Aussitôt
Sœur Marie-Joseph enchaîna :
– Merci
Christine.
Puis,
brusquement et comme si je n’existais plus,
elle se tourna vers mon mari :
–
M.Farell, voulez-vous un café ?
Mon mari,
ne saisissant pas le changement d’atmosphère accepta avec un plaisir non
dissimulé le breuvage que venait de lui proposer la directrice. Il ne s’aperçut même pas que
sitôt ma signature apposée au bas de la convention mes droits venaient
radicalement de changer à Ste-Marie.
J’eus
soudainement une montée de larmes aux yeux, surtout de voir mon mari déguster
son café et presque me snober. On aurait dit que Sœur Marie-Joseph l’avait
comme envoûté tellement il ne s’apercevait de rien.
D’un coup
d’un seul, le contraste était saisissant. De Mme Farell j’étais soudainement
devenue Christine.
Et même à
bien y réfléchir, de Mme Farell j’étais déjà devenue simplement Madame lors de
l’inscription de mon fils Tommy alors qu’elle me proposait de rejoindre
Ste-Marie pour y préparer mon bac. Et là, depuis que je venais de valider mon
admission, la directrice me traitait en simple élève à qui on ne propose plus
un café.
J’étais
Christine.
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